Oui, oh, je sais, cela n’a pas grand chose à voir ; mais récemment, en lisant cet épais livre de Greil Marcus commencé il y a plus d’un an, je suis tombé sur cette photo troublante d’Isidore Isou. À côté, Marcus nous dit, à propos du créateur du lettrisme : “Ce n’était pas tout. Isou était sexy – sexy d’une manière androgyne…”. “J’ai bien choisi”, me suis-je alors affirmé à mon tour. Oui, c’était le signe que j’attendais pour valider mon désir de parler ici des Garçons Sauvages, de Bertand Mandico. C’est que ce film étonnant, sorti l’an passé (en 2018), conte les aventures de cinq garçons, sauvages, oui, mais aussi de bonne famille, particulièrement turbulents, et cultivant, oui encore, un look disons ambigu entretenant effectivement un doute quant à leur appartenance sexuelle…
Le film démarre en trombe, et nos cinq garçons, sapés comme des élèves rebelles de lycée privé upper class briton, sont ingérables. Comme les wild boys du livre éponyme de William Burroughs, la bande sème “chaos et désolation” sur son passage – entre autres méfaits, ils violent et tuent (sauvagement) leur professeur de français. Mandico fait feu de tout bois, et dès le début du film, on pense au surréalisme de Cocteau, à tous ces films japonais que l’on ne pourra jamais tous voir et où, comme ici, des personnages s’ébattent dans des roseaux, au bord de l’eau. Mais aussi, bien sûr, et cela tombe bien, au film noir, comme le légendaire et poétique La nuit du chasseur, ou quelques Jacques Tourneur comme Vaudou, où la nuit semble tout aussi diaboliquement noire que céans.
Noire, très noire… D’ailleurs – l’ai-je dit ? – le film est en noir et blanc.
On parlait de Burroughs et c’est heureux, car Mandico semble user et abuser, comme l’écrivain Beat et ses fameux Cut-ups, de collages bricolos. Aussi, surgies de nulle part, des scènes en couleur “ponctuent” le film comme autant de pulsions difficilement déchiffrables. Certains rêvent en noir et blanc ; Bertrand Mandico cauchemarde-t’il en couleur ? À moins que ce ne soit l’inverse… L’histoire est claire – comme dans Orange Mécanique, les adolescents ont fauté, ils doivent donc être punis, et surtout redressés – mais on est un peu perdu, déboussolé. Et si, comme moi, on a des antécédents d’éducation conservatrice et de cours de catéchisme intensifs, on a aussi de quoi s’effrayer, et j’ai très peur ; le film paraît trop fou, trop trash, trop barré… D’autant que Mandico prend tous les risques : dialogues scabreux, parties génitales apparentes, acteurs PARAÎT-IL déjà aperçus dans quelques films à caractère pornographique… Du nanar au bijou, il n’y a qu’un pas. Mais malgré mes doutes, Mandico frappe très fort quasi-d’entrée, avec notamment cette scène de procès, surréelle donc, où le procureur, au cours d’un plaidoyer forcément à charge pour nos cinq bad boys, grandit à vue d’œil, et devient anormalement géant. C’est réjouissant et, si j’anticipe sur la suite, jouissif même…
Du film noir, on passe à Jules Verne et R.L. Stevenson : nos cinq garnements sont envoyés en redressement chez ce type équipé d’une casquette de la marine, et tout bêtement nommé “Le Capitaine”. Il est barbu et un tantinet chelou : on dit qu’il est pourvu d’un sein féminin… Forcément, on part en bateau sur des mers agitées, et le navire, comme l’inventivité, n’en finit plus de voguer toutes voiles (et vapeur) dehors.
Ça aussi, j’ai omis de le dire : dans ce splendide noir et blanc, chaque scène est d’une beauté foudroyante. Le noir est très noir, et le blanc, saturé. Comme chez Lynch et son incroyable huitième partie de la troisième saison de Twin Peaks (dont Mandico avoue être fan), la bichromie esthétisée entretient le malaise, mais aussi le doute : rêve ? Réalité ? On court, on navigue, on voyage ; toutefois, on s’interroge : et si finalement l’on ne faisait pas du surplace, cloîtré entre les parois des boîtes crâniennes de ces cinq gamins fous à lier ? Mais cela ne fait que commencer…
J’ai déjà beaucoup cité, name-droppé, je sais… Désolé, je continue : le Capitaine et ses terrifiants lascars acostent sur une île littéralement folle, dirigée par une doctoresse vêtue d’un costume blanc pimpant ; alors, forcément, on se souvient de L’île du Docteur Moreau d’H.G. Wells, et des films et parodies afférentes (haha, South Park !). Pour la doctoresse, Mandico affirme s’être plutôt inspiré de Klaus Kinski dans Fitzcarraldo, de Werner Herzog. Mais un bateau auquel on ferait franchir une montagne, c’est bien quelconque… Nous sommes dans un film de Bertrand Mandico, diantre ! Alors là, sur cette île insensée, tout, absolument tout, est envisageable : des champs “fouettant, suçant, mordant”, des fruits poilus, la doctoresse aurait été un docteur, et le capitaine invite les garçons à s’abreuver de… d’un liquide blanc jailli de cet étrange arbre à pénis… C’est bien simple, on se croirait dans un cartoon déviant. Pas étonnant, finalement : le réalisateur a étudié à l’école des Gobelins, et d’abord œuvré dans l’animation. Parce que oui, moi, Mandico, je ne le connaissais pas ; je ne fréquente que (trop) peu ces festivals de films disons undergrounds et bizarres. À coups de courts et moyens métrages étonnants, il en est bien souvent devenu le chouchou, la mascotte. Alors j’ai surfé sur l’internet – comme lui surfe en eaux troubles avec presque tous les genres du cinématographe – et j’ai appris qu’il appelait ça “un film bouture”, comme les plantes dingos présentes sur l’île. Sans trop le vouloir, j’ai aperçu des photos de lui, aussi. Alors je dirais qu’il est en parenté capillaire avec Tim Burton – pour ce qui est du cinéma, il est son jumeau maléfique un brin éméché…
Oui, le film est fou, cinglé, et lorsque le capitaine et ces cinq gamins infernaux reprennent la mer, on en serait presque attristé, et comme dans la géniale Lost, la série de Damon Lindelhof, on s’apprête à crier : “We have to go back !”. Mandico semble nous écouter, et… Oh, il y a quelques regards caméra dans le film, alors je me permets : le capitaine, bien aidé par ces garçons retors, se fait emporté par une NOUVELLE vague, et tombe à l’eau. Les sauvageons parviennent, sans trop le faire exprès, à regagner l’île, et la folie de continuer…
Selon Mandico, “la tropicalité est magique en noir et blanc”. On le croit sur parole, et l’île ne cesse d’émerveiller : Les plantes hallucinantes, l’érotisation exaltée (qui selon Mandico, lui serait venue “malgré lui dans le récit”…), la frénésie ambiante (etc), tout est presque palpable ! Lorsqu’au milieu de mes recherches j’ai entendu Bertrand Mandico affirmer dans une émission de radio que Les Garçons Sauvages était un film “transgenre dans tous les sens du terme”, je n’ai pas tout de suite saisi. Ce n’est que lorsque les fameux “garçons”, après un court séjour dans une sorte de chrysalide fantasmagorique (mais qu’est-ce qui ne l’est pas dans ce film ?), se métamorphose alors petit à petit [ATTENTION SPOILERS]… en FILLES, que j’ai compris. Je fus doublement surpris cela dit, car en observant les superbes seins féminins dont nos ex-garçons étaient désormais pourvus, je crus d’abord à des images de synthèse dernier cri ; sorte de Michel Gondry 2.0. sur ce point, Mandico se revendique pourtant comme un véritable artisan, particulièrement adepte d’un bricolage au cœur même du tournage. Mais alors… Doux Jésus, en y regardant à deux fois, cette espèce de cheffe revêche, ne serait-ce pas la rafraîchissante Vimala Pons ? Et cette petite au visage mutin… mais oui, c’est Mathilde Warnier ! On ne me dit jamais rien à moi : les acteurs étaient en fait – et depuis le début ! – DES ACTRICES.
Après ce coup de génie érotico-transgenre, ne croyez pas que c’en est fini pour autant des rebondissements et surprises à foison. Mais je ne déflorerai pas la fin, et vous passe, dans le désordre : la bataille d’édredons allégorique, l’orgie qui, comme dans un film à caractère pornographique M’A T’ON DIT, se situe elle aussi vers la fin, et où Mandico emprunte les scènes des terrifiants bûcherons / clochards de l’espace de Twin Peaks, qu’il remplace ici par quelques marins fassbinderiens sans visage et en rut. Le tout bien évidemment rythmé par une bande son tout aussi hallucinatoire, emplie de morceaux finement choisis de Tchaïkovski ou spécialement composés pour le film, entrecoupés, à moins que ce ne soit ma télévision qui déconne, de quelques gggRrRRrrrRrésillements inquiétants…
Pour en revenir au dénouement, sachez simplement que le réalisateur retombera brillamment sur ses pieds. Tout comme moi, du reste : je ne sais si Bertrand Mandico – quand il ne réalise pas des films étonnants, éclatants (“éclaboussants” diront certains…), jouissifs, modernes, et d’une liberté rafraîchissante et nécessaire en ces temps incertains – est lettriste comme Isidore Isou, plutôt situationniste, ou s’il prône une sorte de post-avant-garde. Cela ne serait pas si étonnant quand on sait qu’après avoir cosigné avec la cinéaste islandaise Katrin Olafsdottir un premier manifeste cinématographique nommé INTERNATIONAL / INCOHÉRENCE (prêchant, comme son nom l’indique, une incohérence à tous les niveaux de fabrication d’un film), il s’est fendu l’été dernier, dans les pages des sacro-saints Cahiers du Cinéma, d’un nouveau manifeste nommé cette fois Flamme : signé avec les cinéastes français Caroline Poggi, Yann Gonzalez et Jonathan Vinel, il propose entre autres choses de poursuivre “un cinéma qui traverse les genres, les émotions, le temps…”, “… un cinéma qui jouit et se consume sans compter”, et invite “tous les coeurs enflammés à venir souffler sur les braises”.
Je disais plus haut que Bertrand Mandico faisait “feu de tout bois”. C’était plutôt bien vu, mais peut-on alors affirmer qu’en s’extirpant des limbes underground et en s’exposant ainsi, avec ce premier long-métrage, à un public largement plus… large, il s’affirme comme le pyromane en chef de ce retour de flamme d’un cinéma français à nouveau incandescent ? Je crois qu’on s’en fiche. La suite Bertrand, vite !
Fin. Ciao. Rideaux (noirs).
Marcel Ramirez
Crédits photos : Allociné, Copyright Ecce Films.